de Catherine Cavalin, Paul-André Rosental et Michel Vincent
Depuis 1996, chaque année, la branche accidents du travail et maladies professionnelles de la Sécurité sociale doit reverser plusieurs centaines de millions d’euros à la branche maladie du régime général, pour compenser les dépenses que celle-ci supporte indûment. Il s’agit des coûts liés aux accidents du travail et maladies professionnelles mais non déclarés comme tels. Le Parlement fixe chaque année le montant de ce versement après évaluation par une commission de la sous-estimation des dégâts sanitaires causés par le travail.
En 2012, cette compensation atteint 790 millions d’euros, dont 454 liés aux seuls cancers professionnels. Cette somme reste cependant inférieure à l’évaluation des coûts indûment assumés par le régime général. Le régime dit « AT-MP », issu des lois de 1898 (accidents du travail) et 1919 (maladies professionnelles), et intégré à la Sécurité sociale en 1946, est donc largement défectueux.
Il y a d’abord échec relatif de la présomption d’imputabilité sur laquelle reposent les tableaux de maladies professionnelles. Ces listes de pathologies créées et modifiées par décrets, qui sont censées s’adapter aux connaissances médicales et aux process de travail, permettent en principe aux salariés de faire reconnaître l’origine professionnelle d’une maladie en prouvant « simplement » leur exposition au risque selon des conditions, notamment, de secteur d’activité et de durée d’exposition.
Mais divers motifs entraînent une sous-reconnaissance des maladies imputables : freins opposés par les employeurs (par exemple le refus de remettre une attestation d’exposition à des agents chimiques dangereux), inégale sensibilisation des médecins au rôle des expositions professionnelles, obstacles administratifs difficiles à surmonter pour un malade, sans oublier la crainte de perdre son emploi si l’on déclare une maladie professionnelle. Que faire alors de ce système qui dysfonctionne ? Pénaliser la faute de l’employeur, faire reconnaître sa faute inexcusable, peuvent apporter une réparation financière et morale. Mais si les actions judiciaires durcissent le cadre, elles ne le réforment pas. Or nous sommes entrés dans une nouvelle échelle de risques dans laquelle, progrès de la chimie aidant, l’expansion des substances potentiellement nocives est exponentielle.
D’un point de vue technique, il existe une manière de contrer ce risque : utiliser les progrès, tout aussi rapides, de la détection médicale, pour identifier aussitôt que possible les matières toxiques actives dans les tissus humains, à condition d’inclure ces nouvelles méthodes dans la reconnaissance, au cas par cas, des maladies professionnelles. Cette option alourdirait certes la charge de la preuve pour le salarié malade, charge que lui évite, en théorie, la présomption d’imputabilité. De surcroît, nombre de pathologies professionnelles chroniques s’accommodent mal (comme dans le cas du tabac) d’un modèle causal mécaniste, monofactoriel. La « preuve » de la maladie est complexe, requérant l’adhésion à une épidémiologie multicausale et probabiliste.
La technique n’est qu’une dimension. C’est, en réalité, le système actuel dans son ensemble qui fonctionne mal. Il se préoccupe davantage de « réparer » financièrement les maladies que de les prévenir. Le traitement des maladies professionnelles rejoint ici un dilemme général : selon l’épidémiologiste Mark Parascandola, l’épidémiologie est structurellement traversée d’une tension entre la recherche de « la » cause et l’urgence pratique de la prévention en faveur de la santé. La voie, étroite, d’une réforme du régime AT-MP, pourrait reposer sur une combinaison négociée entre la présomption d’imputabilité et une mobilisation de la recherche médicale favorable à la prévention individuelle. Salariés, Sécurité sociale et employeurs pourraient tirer bénéfice d’une politique de santé publique du travail, qui fut en vain ambitionnée à la Libération.