L’homme avait ses humeurs et ses travers. Ceux qui ne le connaissaient pas le jugeaient parfois hautain ou cassant. C’était une carapace. Antoine Bernheim, qui est décédé dans la nuit de lundi à mardi, à l’âge de 87 ans, était avant tout un joueur, au sens noble du terme. Profondément atypique et curieux des autres, ce grand banquier d’affaires, de la trempe des André Meyer ou des Siegmund Warburg, a joué un rôle moteur dans le capitalisme français. D’abord chez Lazard Frères, « sa » maison nourricière pendant trente-deux ans, puis à la tête de l’assureur Generali, un des pivots du capitalisme
italien. Joueur de bridge invétéré, passionné de foot et sensible aux charmes du sexe opposé, Antoine Bernheim incarnait une forme de capitalisme à visage humain qui est aujourd’hui passé de mode dans un monde de la finance à l’image flétrie.
La blessure d’enfance
« Il a toujours eu peur d’être abandonné. Sa réussite tient à sa blessure d’enfance. Il a une ligne de conduite : c’est le profit ; mais il a aussi une certaine éthique : ce n’est pas un affairiste. » (1) Tout est dit dans cette confidence d’un membre du premier cercle. La blessure, irrémédiable, irréductible : c’est la déportation de ses deux parents à Auschwitz en 1943, après leur arrestation à Grenoble sur dénonciation. On ne peut rien comprendre à Antoine Bernheim sans ce point de départ fondateur. Le fils de Léonce Bernheim, grand militant sioniste et ami personnel de Léon Blum, garde de ce moment une mémoire douloureuse et permanente. Elle lui enseigne le recul, le détachement et la soif d’action. Aussi, une forme d’attirance impuissante pour la sphère spirituelle, comme en témoigne son amitié et son admiration passionnée pour le cardinal Lustiger, « le seul dignitaire catholique que j’ai véritablement aimé en France », confiait-il.
Le pilier de Lazard
La soif d’action, il la met d’abord au service de la maison Lazard. Son mentor, André Meyer, le « génie de la négociation » lui-même repéré par David David-Weill, lui a mis le pied à l’étrier à la fin des années 1960. Très vite, le pupille va se révéler à la hauteur des espérances. Même si ses relations ne sont pas toujours idylliques avec l’héritier de la dynastie, Michel David-Weill, il devient rapidement un pilier de la maison du boulevard Haussmann. C’est là qu’il noue des relations cruciales avec les entrepreneurs qui lui doivent beaucoup : le patron de LVMH (propriétaire des « Echos »), Bernard Arnault, Vincent Bolloré, Gianni Agnelli et son petit-fils, John Elkann, et François Pinault dans une moindre mesure.
Poulies bretonnes
Bâtisseur de fortunes, il devient l’inventeur du système ingénieux des « poulies bretonnes » qui permet à Vincent Bolloré de consolider son empire avec un capital limité. Il participe aussi activement au renforcement de la banque Lazard en créant les « structures collatérales » qui vont lui permettre de consolider son assise. Mais il quitte la banque en désaccord avec Michel David-Weill en 1999, jugeant durement « la vente de Lazard aux Américains ».
Le passeur d’entreprises
Son vrai talent de « passeur d’entreprises », il le met au service de Bernard Arnault en pilotant de main de maître la prise de contrôle de Boussac en 1984, puis la reprise de LVMH en 1988, au côté du juriste Pierre Godé. Avec Vincent Bolloré, la complicité est encore plus forte, même si les deux hommes se sont brouillés depuis son éviction de la présidence de Generali. L’associé-gérant de Lazard a patiemment tissé l’empire de holdings contrôlé par la Financière de l’Odet qui a permis à l’homme d’affaires breton de bâtir son empire protéiforme présent dans la communication, les médias, et le transport maritime.
L’aventure de Generali
A la fin des années 1990, Antoine Bernheim prend la présidence de Generali. Grâce à ses relations anciennes avec la famille Agnelli et son amitié avec le banquier Gerardo Braggiotti (ex-Lazard), il devient un acteur majeur du capitalisme transalpin et un des meilleurs connaisseurs français de la péninsule. Limogé en 1999 à la suite d’un désaccord avec le pape de Mediobanca, Enrico Cuccia, il revient triomphalement à la présidence de Generali de 2002 à 2010. C’est son ultime revanche. Son bilan est plus que positif à la tête de l’assureur italien, même s’il regrette de ne pas avoir réussi à convaincre Dominique Strauss-Kahn, ministre des Finances en son temps, de lui laisser organiser la reprise des AGF par Generali. « Vous n’avez pas voulu des Italiens, vous aurez les Allemands », lui lance-t-il. Signe qu’il exerçait encore une certaine influence : depuis son départ forcé, à 85 ans, de la présidence du groupe de Trieste, au printemps 2010, la valse des dirigeants n’a pas cessé à la tête de Generali.
La politique et les honneurs
Sensible – sans doute trop -, aux honneurs, il a été élevé au rang de grand-croix de la Légion d’honneur par Nicolas Sarkozy. Certains y verront la rançon d’un « capitalisme de connivences ». Il y voit une récompense naturelle – « la prochaine étape, c’est la caisse », plaisante-t-il alors. D’ailleurs, il en profite pour se fâcher très vite avec Nicolas Sarkozy en prenant la défense d’Anne Lauvergeon, une de ses « protégées » avec Rachida Dati et Christine Lagarde… Ces dernières années, il s’est fâché avec beaucoup de monde. Il garde aussi beaucoup d’amis, ceux qui savent qu’il ne faut pas toujours prendre au sérieux ses états d’âme.
Il avait souvent de géniales intuitions qui l’ont beaucoup aidé dans les affaires. Il avait prévu la chute de Nicolas Sarkozy, deux ans avant tout le monde. Question de style, mais aussi de soif de pouvoir. L’homme, qui s’était lui-même brûlé à la tête de Generali, savait qu’il ne faut jamais être trop gourmand en politique. Sa complicité avec sa femme, Francine, était sa force. Depuis la brutale disparition de son fils, Pierre-Antoine Bernheim, un historien des religions qui l’admirait tant, il y a un an, il n’était plus le même. Il avait renoncé à hanter les dîners du Siècle.