Etes-vous surpris par la remontée d’AXA, de la 22e place à la 1re du classement ?

Henri de Castries : Nous prenons ce bon résultat avec fierté et modestie, car nous ne sommes pas au bout du voyage. Au contraire, je pense que ce n’est que le commencement. C’est vrai que nous avons fait de très gros efforts, pas simplement cette année, pour accélérer sur ce sujet. Mais nous considérons que c’est une révolution comparable à ce qu’a été l’introduction de l’électricité ou du pétrole dans l’industrie au XIXe siècle. Nous sommes en face d’un phénomène qui n’en est qu’à ses balbutiements et qui va complètement transformer la manière dont le monde et les entreprises fonctionnent.

Comment le numérique transforme AXA ?

C’est un changement très profond, même si les tragiques inondations du premier week-end d’octobre dans le Sud-Est illustrent aussi l’importance de notre présence physique « sur le terrain », aux côtés de nos clients. Mais nous sommes convaincus que chaque maillon de notre chaîne de valeur est en train de se transformer. Le numérique est d’abord une occasion de rebâtir la relation que nous entretenons avec les clients. Avant, nous n’entrions en contact qu’une fois par an avec la majorité de nos clients, ceux qui n’avaient pas de sinistre dans l’année, au moment où ils payaient leurs primes. Nous étions bridés. De nouveaux outils connectés, comme le smartphone, multiplient nos contacts avec eux : nous pouvons leur envoyer des messages de prévention plus pertinents, plus facilement. Cette transformation va également profondément modifier la manière dont nous construisons nos produits. Là aussi, le numérique, grâce au Big Data (le traitement des données en grande quantité), nous permet de faire des progrès considérables sur l’efficacité de notre offre. En agrégeant les informations individuelles et anonymisées de nos clients, en demandant un accord explicite avant d’utiliser ces données, nous comprenons beaucoup mieux les risques et pouvons adapter nos produits, nos tarifs, nos actions de prévention.

Quels sont les risques au quotidien  ?

La volonté d’innovation doit faire face à deux risques qui peuvent conduire à la dilution des efforts à l’intérieur de l’entreprise. Le premier risque, c’est la dénégation, c’est-à-dire quand les collaborateurs pensent ne pas être concernés parce que ça mettrait dix, quinze ou vingt-cinq ans à changer quelque chose. Ils imaginent alors que ce sera pour la génération suivante. C’est la réticence du management comme des niveaux intermédiaires qui tue l’innovation en l’écrasant sous le poids de l’organisation. Le deuxième risque, c’est la surestimation. Quand les collaborateurs pensent que le numérique va tout résoudre en trois coups de baguette magique. Ils attendent trop de choses et s’épuisent quand ils constatent que leurs efforts sont longs à produire des fruits.

Qui pourrait tuer AXA ?

Je me pose cette question tous les jours. Aujourd’hui, les menaces sont asymétriques : deux gars dans un garage peuvent vous prendre de vitesse. La taille ne protège plus. La question, c’est de savoir qui a la meilleure proposition sur chaque segment. Les assureurs peuvent être vulnérables sur tous. Il n’y a pas de donjon. Certes, nous sommes dans un business très régulé et il faut beaucoup de capital pour le faire à grande échelle, mais c’est tout. S’il le souhaite, Google peut à tout moment obtenir une autorisation pour devenir assureur, et ce n’est pas le seul. En contrepartie, nous n’occupons que 3% du marché mondial et les 97% restants nous seront accessibles plus rapidement qu’auparavant si nous faisons les efforts nécessaires.

Que pouvez-vous faire ?

 

Le juge de paix, c’est la manière dont vous répondez aux besoins de vos clients. Dans ce contexte de changement rapide, il faut être capable d’agilité et de modestie. Il ne faut surtout pas croire que ce qu’on fait de bien va être valable pour l’éternité. L’agilité va avec le discernement. Si vous êtes trop sûr de vous, votre arrogance intellectuelle va vous conduire à passer à côté de phénomènes qui peuvent devenir très menaçants. Il est nécessaire d’être agile parce qu’il y a des moments où il faut être capable de bouger très vite. Mais il faut aussi réfléchir à l’endroit vers lequel aller avant de se déplacer rapidement.

Quel est votre rôle dans cette transformation ?

On doit être capable de s’y plonger mais ça ne veut pas dire qu’on est un micromanager. Sur les points décisifs, il faut montrer que c’est important et qu’on s’y intéresse. Sur le recrutement et l’attribution des missions, c’est extrêmement important.

Vous-même, « do you speak digital » ?

Je balbutie digital. En faisant preuve de beaucoup d’immodestie, je dois maîtriser les 300 mots de base. Les plus jeunes en comprennent au moins 3.000. Ce n’est pas grave, il faut juste accepter que l’entreprise va fonctionner différemment d’avant. Par exemple, des gens de 25 ans, dont c’est le premier emploi, vont apprendre des choses à des gens plus âgés qui se croient revenus de toutes les batailles. C’est le « mentoring inversé». Je l’ai fait avec mon comité exécutif. C’était parfois hilarant, mais nous avons tous beaucoup appris. Le mentoring inversé, c’est quelque chose d’élémentaire quand on constate que des gens de moins de 30 ans ont créé des entreprises dans le numérique qui valent des milliards en capitalisation boursière : pourquoi ne pas faire confiance à ceux qui ont le même âge qu’eux et qui travaillent chez nous ? Personne ne demande aux dirigeants de savoir ce que les plus jeunes savent très bien faire. 

Florian Dèbes et Laurent Guez