La semaine prochaine, à l’occasion du du congrès ITS, Bordeaux sera pendant quelques jours la capitale mondiale des transports intelligents. Et la voiture autonome en sera la vedette. Avec des constructeurs enthousiastes, mais des scientifiques un peu plus prudents quant à l’avènement de ce nouveau mode de transport. Certains prédisent même une belle pagaille s’il devait se déployer rapidement, avec, par exemple, des ronds-points se transformant en pièges. « Un conducteur aguerri n’hésite pas à s’engager en accélérant, en comptant au besoin sur la compréhension des autres conducteurs ou sur leur capacité d’adaptation. Un robot n’a pas ces compétences sociales et choisira de plus toujours l’option la plus prudente, au risque d’ailleurs de ne jamais passer », admet Arnaud de la Fortelle, directeur du centre de robotique Mines Paris Tech.
Le spectre du gigantesque embouteillage n’est pourtant pas pour demain. Car la technologie va continuer de progresser. Les spécialistes ont déjà classé les véhicules autonomes en cinq niveaux. Actuellement, les plus évolués du marché, dotés de quelques fonctions automatiques (régulation de vitesse, assistance au parking et bientôt dépassement) en sont au niveau deux, déchargeant le conducteur de tâches jugées fastidieuses. Au niveau trois, elles prendront le contrôle, sous la responsabilité du conducteur, qui devra être prêt à reprendre le volant à tout instant. Le niveau quatre sera celui de la réelle autonomie, permettant aux humains à bord de faire tout autre chose, quand le niveau cinq permettra la conduite à vide, afin d’aller chercher des passagers.
Le défi est d’abord technique, affirme Denis Gingras, professeur à l’université de Sherbrooke au Canada : « Une voiture autonome est un robot sur quatre roues. Et à 100 kilomètres-heure, l’environnement change complètement toutes les trois secondes. Cela exige de très hautes capacités cognitives. » C’est d’autant plus complexe que, aujourd’hui, leurs capacités de perception sont limitées. « Elles sont bonnes à 30 mètres, moins à 60 et très approximatives à 100 mètres. Pour progresser, il faudrait les doter de radars aujourd’hui beaucoup trop chers. Conséquence : à grande distance, un véhicule fait mal la différence entre un obstacle sur la route et la pile d’un pont », insiste Jean-Marc Blosseville, chercheur émérite à l’Ifsttar (Institut français des sciences et technologies des transports, de l’aménagement et des réseaux).
Sans oublier que ces performances se dégradent encore en fonction de la météo, jusqu’à devenir nulles dans certaines conditions : neige, pluie, brouillard, tempête de sable… « C’est à mon avis une des raisons pour lesquelles Google, qui avait commencé à tester des voitures sur autoroute, est revenu à de petits véhicules urbains, assez lents. A 40 kilomètres-heure, le capteur qui porte à 40 mètres leur permet de s’arrêter sur une distance raisonnable », note Jean-Marc Blosseville.
L’autoroute et la ville
Afin de pallier leur myopie, les scientifiques explorent déjà d’autres pistes. D’abord la collaboration entre les automobiles. C’est l’objectif des programmes DSRC aux Etats-Unis et Scoop en Europe, qui vont associer 3.000 véhicules. Chacun d’eux communique son cap et sa vitesse et envoie un message en cas d’incident ou d’événement susceptible de perturber le trafic, comme un freinage d’urgence. Aujourd’hui, l’objectif est d’informer le conducteur. Demain, il s’agira de faire communiquer les voitures autonomes entre elles.
Une autre approche parie sur la communication avec les infrastructures routières. Un temps mise de côté en raison d’un coût élevé, cette option reprend des couleurs. « Avec l’avènement de l’Internet des objets, tout va changer. Et l’on peut très bien imaginer que les infrastructures comme les panneaux de signalisation renseignent le système de navigation embarqué du véhicule », prédit Jean-Marc Blosseville. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard « si l’Union européenne fait désormais converger ses programmes “smart cities” et “autonomous driving” », remarque Arnaud de la Fortelle.
En conséquence, ces véhicules ne vont pas obtenir leur permis de se déplacer partout et en toutes circonstances avant des années. Et ils n’envahiront nos routes que progressivement. En priorité dans les environnements les plus simples à appréhender pour eux, à commencer par les autoroutes, sur lesquelles la circulation s’effectue dans un seul sens et sans intersection. Ils pourraient dans un premier temps y bénéficier de voies dédiées afin de circuler en convois.
Autre espace de jeu probable, les environnements urbains dans lesquels ils circuleront à petite vitesse. « Les véhicules autonomes sont compatibles avec les modes de transport doux, les piétons, les cyclistes, mais pas avec d’autres véhicules à moteur. Pour eux, le risque numéro un est la collision avec un chauffeur chauffard », insiste Michel Parent, conseiller scientifique pour Inria. Très en pointe dans le domaine, les Japonais ont coché sur leur agenda la date de 2020 et comptent bien déployer des flottes de taxis autonomes à l’occasion des JO de Tokyo.
L’automobile autonome devra éviter d’autres embûches. Par exemple, les procédures de validation et les centaines de milliers d’heures de tests sur de multiples scénarios. Il faudra aussi qu’elles sachent adopter un langage commun. Indispensable dès lors que tous ces véhicules devront dialoguer pour négocier le passage à une intersection ou un changement de file. « Si un véhicule accepte de changer ses intentions en fonction de ce que veut faire un autre, cela partage les responsabilités. Cela pose le problème de la planification. C’est très compliqué », insiste Arnaud de la Fortelle.
Mais le plus délicat sera peut-être pour l’être humain de savoir lâcher le volant. Il faudra revoir pour cela les règlements en vigueur et en déduire de nouvelles règles de droit. « C’est vrai, le véhicule autonome est “hype”. Nous sommes même au sommet de la courbe, mais l’intérêt va retomber et, dans les cinq ans à venir, on va s’attaquer aux vrais problèmes. Puis on le verra revenir de façon plus discrète. Et il faut être optimiste au regard des progrès enregistrés en une quinzaine d’années », prédit Denis Gingras.