Avec son programme d’assouplissement quantitatif, Mario Draghi sera peut-être l’artisan de la reprise en Europe. En attendant, son QE, lancé en mars, ne fait pas les affaires d’un des secteurs clefs de l’économie : l’assurance-vie. En achetant pour 60 milliards d’euros de dettes publiques et privées par mois d’ici à septembre 2016, la Banque centrale européenne va en effet mécaniquement entretenir le niveau historiquement très bas des taux d’intérêt. Le pire des scénarios pour les assureurs-vie, par nature grands détenteurs et grands acheteurs d’obligations. Avec des taux d’intérêt qui s’approchent de zéro, leur horizon a changé du tout au tout. Leur rentabilité est en péril, puisqu’ils sont obligés désormais d’investir ou de réinvestir dans des titres dont les taux sont bien inférieurs aux rendements qu’ils servent à leurs clients.

L’équation pour ces investisseurs de long terme est d’autant plus compliquée qu’ils sont gênés par les nouvelles règles prudentielles du secteur. Sous Solvabilité II, qui s’appliquera au 1er janvier 2016, il leur sera particulièrement coûteux – en termes d’exigence de capitaux propress – d’acheter des actions, par exemple. Autre frein à cette diversification, ils se ruent tous sur les mêmes classes d’actifs – l’immobilier de qualité ou les infrastructures -, pour lesquelles la demande est bien supérieure à l’offre.

Il leur faut aussi répondre à la pression des épargnants qui ont souscrit des contrats d’assurance-vie « en euros », qui offrent la sécurité du capital. Ceux-ci voient la rémunération servie par ces supports – investis essentiellement en obligations d’Etat ou d’entreprise – s’étioler depuis des années. En 2014, ils n’ont plus rapporté que 2,5 % en moyenne, contre 2,8 % l’année précédente, et 2,9 % en 2012. Vu la pente des taux d’intérêt, cette glissade devrait inéluctablement se poursuivre dans les prochaines années.

Pour autant, l’assurance-vie continue de faire recette. Même à ces niveaux-là, les fonds en euros offrent une rémunération supérieure à celles des autres produits financiers grand public, à commencer par le Livret A. Et avec une inflation quasi nulle, les taux réels de l’assurance-vie ont même été plus élevés en 2014 qu’en 2013 ! En 2015, la collecte se porte toujours très bien (34,5 milliards d’euros sur les trois premiers mois de l’année). Mais en sera-t-il de même si un jour les rendements de l’assurance-vie en euros descendaient à la valeur de l’OAT ? Ce placement sans risque aurait-il alors autant d’attrait s’il ne lui restait comme seul argument de vente que ses avantages fiscaux, notamment en matière de transmission ? Nous n’en sommes certes pas encore là. Il faudrait d’abord que les taux d’intérêt restent scotchés à des niveaux planchers pendant plusieurs années encore. Ensuite, les assureurs-vie ont les moyens de freiner un peu cette chute. Ils disposent tous d’une réserve – la provision pour participation aux excédents, ou provision pour participation aux bénéfices – qui leur permet de donner un coup de pouce aux rendements si besoin.

Il n’empêche, l’assurance-vie est aujourd’hui bel et bien à un moment charnière, pour ne pas dire au pied du mur. « Le modèle des fonds 100 % euros est incompatible avec l’environnement financier actuel », explique Christophe Eberlé, président de la société de conseil en actuariat Optimind Winter. Paradoxalement, et en exagérant à peine, on peut dire que la persistance de taux bas offre une chance unique aux assureurs de faire évoluer plus rapidement leur modèle. « Le QE agit comme un catalyseur qui va forcer les assureurs à revoir les produits qu’ils commercialisent », estime Benjamin Serra, analyste chez Moody’s. La garantie du capital à tout moment leur coûtant très cher, ceux-ci doivent absolument convaincre les épargnants d’aller vers des supports qui ne l’offrent pas, et donc d’introduire une part plus grande d’unités de compte (UC) dans leurs contrats. Une vraie gageure car les UC – investies pour partie en actions – sont plus risquées pour les souscripteurs, qui ne sont pas sûrs de retrouver leur mise de départ.

Il s’agit donc pour les assureurs d’opérer un véritable changement de discours alors que les supports en euros ont toujours constitué leur fonds de commerce. Si les Français sont notoirement allergiques au risque, ils veulent néanmoins croire à une évolution progressive des mentalités. « Les épargnants perçoivent de plus en plus qu’il ne peut pas y avoir d’épargne rémunératrice sans prise de risque », affirme ainsi Sylvain de Forges, directeur général délégué d’AG2R La Mondiale. « La nécessité d’épargner pour sa retraite est plus que jamais un impératif compte tenu de la baisse continue des taux de remplacement, estime de son côté Christophe Eberlé. Les assurés doivent se préparer à cette échéance avec moins de rendements sur les fonds euros et donc optimiser leurs placements. Il me paraît tout à fait raisonnable d’avoir jusqu’à 35 % d’unités de compte dans son contrat d’assurance-vie, lorsque le départ à la retraite n’interviendra pas avant huit ans ou plus. »

 

Ces messages et les efforts des assureurs pour pousser la vente des UC commencent à trouver un écho. Depuis plusieurs mois, les cotisations en UC sont en progression continue, même si elles ne représentent encore que 21 % de la collecte totale en 2015, selon les statistiques de l’Association française de l’assurance. Cette dynamique doit sans doute beaucoup à la bonne tenue des marchés financiers, les Français ayant l’habitude d’acheter les actions quand la Bourse monte. Pour l’ancrer définitivement, les assureurs devront faire preuve de pédagogie. Pas le moindre des défis alors que l’éducation financière des Français reste largement à faire… 

Laurent Thévenin