Impossible d’y échapper. Tous les visiteurs que reçoit Denis Kessler ont droit à une petite visite du nouveau – et somptueux – siège de SCOR, à deux pas de la place de l’Etoile. Son bureau avec vue sur l’Arc de triomphe. Les portes qui s’ouvrent à l’aide d’empreintes digitales. Son système de vidéoconférence digne de la « war room » de la Maison-Blanche, qui, en deux clics depuis un iPad, vous emmène dans les salles de réunion tout autour du globe, à Cologne, Tokyo ou Kansas City. C’est avec une certaine gourmandise que le patron de SCOR fait le tour du propriétaire. Avec la même gourmandise qu’il vous montre les 160 pages de son plan stratégique – « tout y est » – ou, mieux encore, ce grand tableau dans son bureau qui dresse le bilan des dix dernières années. On peut y voir que, en un peu plus d’une décennie, le réassureur a multiplié par 2 ses effectifs, par 2,7 la taille de son bilan, par 4,7 son chiffre d’affaires et par 20 sa capitalisation boursière…

Il faut se souvenir de la violente crise dans laquelle le groupe était plongé pour mesurer le chemin parcouru. En 2002, SCOR est au bord du gouffre. Ou plutôt du « run off », comme on dit dans ce secteur peu connu du grand public, les assureurs des assureurs. La filiale américaine a engrangé les mauvais risques, les attentats contre le World Trade Center ont pesé lourd, les marchés financiers s’effondrent, les agences de notation dégradent le groupe… Il faut une thérapie de choc. Denis Kessler, qui préside la Fédération française des sociétés d’assurances, est appelé à la rescousse, un week-end de Toussaint, par les actionnaires mutualistes. Il n’a que quelques heures pour se décider, sans voir les comptes, sans rencontrer aucun dirigeant ni administrateur du groupe. Vingt-quatre heures plus tard, il doit monter au front en assemblée générale pour défendre une augmentation de capital douloureuse.

« La situation était extrêmement tendue, l’ambiance lourde, se souvient le PDG. Le corps social était déboussolé, les actionnaires sonnés, les banquiers et les agences réclamaient des garanties, les clients partaient… Vous êtes au milieu de tout ça et il vous faut trouver une solution pour éviter le déclenchement irrépressible des forces entropiques. » L’entropie, pour ceux qui l’ignorent, est un terme de physique qui, selon la définition du Petit Robert, désigne l’état de désordre croissant d’un système. Il est comme ça, Denis Kessler. Derrière le patron, le professeur n’est jamais loin, qui multiplie les références scientifiques et historiques, cite indifféremment Max Weber, JFK ou La Fontaine, titre ses chroniques dans « Challenges » avec des locutions latines…

« C’est simple, j’ai dû tout changer de A à Z »

L’histoire de SCOR est donc celle d’un incroyable retournement, « un “turnaround” comme les Américains les aiment, à la General Motors ou IBM », dit-il sans fausse modestie. Une fois le premier plan stratégique bouclé, « en dix jours », l’ampleur de la tâche s’impose au cours des premiers mois. « C’est simple, j’ai dû tout changer de A à Z. » Il doit amputer un groupe qui avait grossi trop vite, abandonner des lignes de métier, rassurer des clients devenus méfiants… « Chaque mois qui passait, on découvrait un nouveau problème. Les provisions étaient à reconstituer, les actifs à “impairer”, les écritures à remettre en ordre. J’ai dû faire un grand “Oschterputz”, un grand nettoyage de printemps si vous préférez », raconte cet Alsacien né à Mulhouse.

Un an après son arrivée, une deuxième augmentation de capital est nécessaire. Le bateau va tanguer, mais le capitaine ne lâchera pas la barre. Dans la tempête, il affronte les sceptiques – analystes, agences de notation, journalistes – qui mettent en doute ses talents de manager et feraient presque regretter à l’ancien numéro deux du Medef les oukases de la CGT. L’inventeur de la Refondation sociale bouscule un groupe exsangue, né en 1970 dans une France pompidolienne. Il tranche dans le vif, épuise plus d’un collaborateur. « Il est vrai que, quand j’accélère, en danseuse, beaucoup de monde reste pédaler derrière moi, s’amuse Kessler. Mais nous étions dans l’urgence absolue, il fallait aller vite, quitte à devoir bousculer le corps social pour inventer un nouveau modèle. »

Le groupe mène sa « grande transformation » – Kessler avait d’ailleurs imposé cette thématique, chère à l’économiste Karl Polanyi, lors d’une université d’été du Medef. En quelques années, SCOR change d’organisation, de culture, de statuts… « On a transformé cette entreprise chaque jour que Dieu fait. Je suis obsédé par la vitesse, le temps, l’agilité, le mouvement : “Speed is of essence” comme disent les Anglais. Si on tarde trop, si on ne prend pas un coup d’avance sur les autres, c’est foutu. » Les fruits sont cueillis en 2004, lorsque le réassureur renoue avec les profits.

La suite est histoire de flair et d’acquisitions : l’allemand Revios en 2006, le suisse Converium en 2007 au bout d’une OPA épique, Transamerica en 2011, une filiale de Generali en 2013. SCOR se développe et se renforce. Il devient plus résistant face aux catastrophes – naturelles et technologiques – qui s’enchaînent. Les épreuves passées lui ont aussi appris à être prudent en matière de gestion financière. Quand la crise survient, le groupe encaisse le choc grâce aux liquidités accumulées. Quand la zone euro est menacée de dislocation, « nous étions les seuls à pouvoir affirmer que nous n’avions aucune exposition à la dette de la Grèce, du Portugal, de l’Irlande ou de l’Italie ». « C’est là qu’être économiste peut servir un petit peu… », glisse avec malice le double agrégé, en sciences économiques et en sciences sociales.

 

Tout en restant centralisé pour coller à chaque marché, le groupe s’organise parallèlement pour devenir plus global. « J’ai cette vision depuis l’origine, l’entreprise ne doit pas être seulement internationale, elle doit être globale ! Nous avons tout globalisé : la gestion des investissements, celle des risques, la politique de rémunération et la gestion des ressources humaines, le système comptable… tout doit être “flat”, en réseau, je n’aime pas la verticalité. » SCOR prend des risques dans 160 pays, « jusqu’en Mongolie ». Le groupe revendique 50 nationalités parmi ses employés. Dans le comité exécutif, on trouve un Suisse, un Italien, un Canadien…

Et si c’était à refaire ? « Je ne le referais pas une deuxième fois, c’est trop de risque, trop de stress, trop d’anxiété, concède le PDG. C’est un peu comme si on vous demandait de sauter dans le vide… sauf qu’il n’y a pas d’élastique, ou que l’élastique est très long, plus long que vous le pensiez dans tous les cas. » Alors les polémiques sur son salaire, l’un des plus importants dans le monde de l’assurance, il les balaie d’un revers de main. « On dit que je suis trop payé ? Revoyez Yves Montand et son camion de nitroglycérine : c’est “Le Salaire de la peur”. Ma matière première, c’est le risque catastrophique, autant dire que je dors mal la nuit… », rétorque-t-il.

Toujours le verbe haut, Kessler est un patron qui tranche. « Ultra-libre », comme il aime à se définir, plutôt qu’ultralibéral. Séducteur, volontiers provocateur, il suscite des fidélités inconditionnelles et quelques rancunes indélébiles. On lui a déjà consacré un mémoire de DEA et une bande dessinée. Il a fait, avec Ernest-Antoine Seillière, la une de « Charlie Hebdo », dessinée par Charb, qu’il montre fièrement dans son bureau. L’ancien élève de HEC qui montait sur les lampadaires pour protester contre la hausse des droits de scolarité a connu plusieurs vies. Chercheur, prof d’université, gestionnaire d’un restaurant, lobbyiste et patron. Mais il déteste qu’on le range dans une case : « Mon parcours démontre qu’on peut être chercheur et réussir à diriger une grande entreprise. Ce cloisonnement entre l’université et l’entreprise est l’un des grands drames de la France. » Ces dernières années, il a repris sa liberté de parole pour fustiger le déni français ou l’inconséquence des banques centrales. Il jure pourtant qu’il n’échangerait son poste à la tête de SCOR pour rien au monde. « Pourquoi voulez-vous que j’aille voir ailleurs, je ne trouverai jamais mieux que la réassurance. Quand je tourne les pages des “Echos”, tout me concerne : les défauts des entreprises, la montée du terrorisme, la politique de Mario Draghi, la cybercriminalité, Ebola… Le coeur de la politique moderne, c’est la gestion des risques, et je ne fais que cela toute ma sainte journée ! » 

Guillaume Maujean, Les Echos